Expédition médicale au cœur du cerveau bilingue

Live French et Franck Scola, médecin dédié aux familles expatriées, spécialisé en psychiatrie transculturelle.

Qu’est-ce qui justifie que la médecine se penche sur le bilinguisme ?
Chaque langue est un code qui sert d’outil au langage. Quant au langage, il est un acte physique, mental et social, puisqu’il fait intervenir le corps, les fonctions cérébrales et la vie en groupe.
Or la médecine réunit des sciences approchant l’homme dans sa dimension corporelle, psychique et sociale.
Lorsque coexistent plusieurs langues chez un individu, celles-ci s’inscrivent dans ses fonctions langagières, cognitives, affectives et identitaires. Ainsi parmi les nombreuses sciences qui étudient le bilinguisme (sociologie, sociolinguistique, psycholinguistique, sciences de l’éducation…) s’ajoutent de façon complémentaire et irremplaçable des disciplines médicales (neurologie, psychologie développementale, clinique transculturelle…)

En quoi les étapes du développement de l’enfant bilingue diffèrent de celles du monolingue ?
Il serait inexact de l’affirmer ainsi. D’une part parce que la population des enfants bilingues n’est pas homogène mais composée de différents types de bilinguisme. D’autre part, parce que l’enfant bilingue de type simultané (deux langues d’exposition dès le début de la vie) développe son langage oral sur un mode plus proche d’un monolingue que d’un bilingue consécutif (une langue L1 puis une autre, L2 plus tard avant l’âge de six ans) ou qu’un bilingue tardif (L2 après six ans).

Cependant chez le bilingue simultané, il existe une apparition différée du langage oral (faux retard de langage chez le bilingue simultané) suivi de code-mixings (mélanges de langue) puis d’interférence tant que les deux langues sont acquises « en vrac », et jusqu’à ce que se cloisonnent les deux stocks linguistiques au cours de la 5ème année.

Chez le bilingue consécutif, l’enfant est exposé à une langue inconnue qui deviendra sa deuxième langue. Il est d’abord allophone (sans compétence dans la langue environnementale), puis deviendra bilingue passif (capable de comprendre cette langue mais pas de la parler), puis bilingue actif dès lors qu’apparaîtront les productions orales dans les deux langues. Les étapes observées seront typiquement un mutisme sélectif (expression orale rare, voire nulle, en milieu linguistique étranger) suivi d’un stade d’interlangue (productions orales incompréhensibles car ne correspondant pas à des éléments lexicaux de la langue cible), puis un stade d’interférences et de code switching (alternance de langue) au cours duquel les langues se mélangent. Puis enfin l’enfant possèdera assez de compétences dans chaque langue pour les employer utilement dans le contexte adapté.

Chez le bilingue tardif, il ne s’agit pas d’un développement langagier à partir de plusieurs langues. Il s’agit d’un apprentissage de langue étrangère.

Existe-t-il des bénéfices du bilinguisme sur les performances intellectuelles ?
En effet, ils existent mais pas chez tous les individus bilingues. Quand c’est le cas, on parle d’un bilinguisme additif.

Ces bénéfices peuvent alors se situer à divers niveaux :
– linguistique (dans la maîtrise des langues déjà acquises et dans l’acquisition de nouvelles),
– langagier (oral et écrit),
– auditif et vocal (capacité affinée de reconnaitre et imiter des phonèmes)
– cognitif (sur certaines habiletés de raisonnement, notamment le sens du relatif…)
– mnésique (aptitude de mémorisation)
– culturel
– en vue de l’avenir socioprofessionnel

C’est donc chez le bilingue de type actif et additif qu’existe ce surcroît d’habiletés indirectement profitables aux compétences scolaires et avantageuses en termes de pronostic d’orientation et de réussite socioprofessionnelle.
Cependant, ces gains apportés par le bilinguisme ne profitent pas à tous, car parfois au contraire l’état bilingue comprend des inconvénients et expose à quelques risques.

risques associés au bilinguisme précoce

Parmi les risques associés au bilinguisme précoce que vous évoquez, quels sont les plus redoutables ?
Ce sont tous ceux liés à des conditions défavorables à une enfance bilingue épanouie, dans lesquelles un monolinguisme aurait donc été plus profitable. D’une part, en cas de bilinguisme limité, certains comportements langagiers témoignent d’une régression. C’est le cas des doubles semi-linguismes (incapacité à fonctionner dans les langues sur le plan cognitif) et des bilinguismes soustractifs (où l’acquisition d’une L2 se fait aux dépens de la L1). Chez le bilingue soustractif, le niveau dans chacune de ses langues est inférieur à celui d’un monolingue de l’une ou l’autre langue. Les conséquences de ces lacunes en langues se répercutent alors sur le langage oral et écrit, puis sur l’accès aux savoirs.
On peut aussi citer des cas de perturbations dans la construction identitaire et la vie sociale de l’enfant ou de l’adolescent bilingue évoluant dans un milieu majoritairement monolingue, chez qui le bilinguisme est alors vécu comme un fardeau plutôt que comme une chance. C’est d’autant plus le cas lorsque la langue parlée est rare ou faisant l’objet d’un moindre prestige sur le sol d’accueil. La stratégie identitaire visant à s’intégrer au groupe et à sortir de cette situation douloureuse consistera tantôt à gommer les traits langagiers associés à la langue d’origine (accent, rythme…), tantôt à perfectionner la langue majoritaire. Une troisième option est l’attrition de la langue d’origine, c’est-à-dire l’abandon de l’usage de celle-ci jusqu’à la perte de l’aptitude à la parler et même à la comprendre.
Des retards langagiers peuvent aussi s’observer, bien qu’en contexte bilingue, tous ne soient pas réels et encore moins pathologiques ; à noter également des états d’isolement, de mutisme sélectif (aucune production verbale en dehors du foyer) et de souffrance en milieu scolaire.

Tous ces signes susceptibles d’inquiéter les familles ou les équipes éducatives constituent les motifs de consultation pour lesquels des parents me consultent avec leur enfant. A ceux-ci s’en ajoute un dernier, moins lié à l’enfant qu’à son entourage, lorsque ses atypies langagières sont mésinterprétées par ses parents, ses enseignants, un médecin ou une orthophoniste. En effet, les spécificités développementales des enfants bilingues courent le risque d’être indûment assignées au pathologique.

L’exposition à un âge précoce aux langues étrangères garantit-elle un bilinguisme parfait et définitif ?

L’exposition à un âge précoce aux langues étrangères garantit-elle un bilinguisme parfait et définitif ?
Cette croyance a la vie dure autant que l’affirmation inhumaine selon laquelle le cerveau de l’enfant serait une éponge. Au contraire d’une imbibition, les acquisitions par un cerveau humain sont plutôt un tri sélectif d’informations, ensuite traités, stockées ou pas, et ceci inégalement selon les individus.

Les notions théoriques d’un « âge optimum » et d’une « période critique » avancées par plusieurs équipes de neurologues dans les années 1950 supposaient une supériorité d’acquisition linguistique chez les plus petits enfants. Or ces démonstrations ont été remises en cause dans les années 1970.
Il est vrai qu’avant 6 ans (bilinguisme précoce), les langues s’acquièrent sans apprentissage, et la fonction langage s’acquiert alors à partir des deux langues. Dans chacun des types de bilinguisme précoce, ni le bilinguisme simultané ni le bilingue consécutif n’est synonyme de meilleur qualité des acquisitions dans l’une ou l’autre langue. Pas plus qu’il ne l’est en termes de promesse d’une maîtrise définitive.
Une interruption ou une dégradation de la qualité du bain dans une langue, des circonstances réduisant l’utilité ou dégradant le prestige de cette langue, autant d’évènements qui dans le parcours de vie d’un enfant induira une perte partielle ou totale de maîtrise de cette langue.
Chez les enfants adoptés à l’international, l’attrition (perte totale) de la langue natale est fréquente à la fois par arrêt d’exposition et de sollicitations verbales, de réponses à un besoin, et souvent du fait de l’étiquette affective moins réconfortante que celle des parents qui l’accueillent.

Quels facteurs pronostiques sont susceptibles de favoriser ou d’entraver les acquisitions linguistiques chez l’enfant de couple mixte ?
Il est indispensable qu’un tel enfant bénéficie d’un bain régulier, prolongé et de bonne qualité dans la langue de chaque parent. La quantité importe mais aussi la qualité (syntaxique, grammaticale et du vocabulaire). Chaque langue doit constituer un besoin et un trait d’affiliation, accepté et valorisé. Cependant la proportion d’exposition à chacune des deux langues sera inévitablement inéquitable, en particulier selon que l’enfant soit issu d’un couple mixte vivant dans le pays d’un des deux conjoints ou dans un pays tiers. Et puis, les non-dits ayant une importance prépondérante dans les transmissions parentales, de nombreux implicites conditionneront la difficulté ou l’échec pour la transmission « naturelle » d’un bilinguisme à un enfant.
Onze facteurs de réussite et onze facteurs d’échecs ont été recensés par Susan Mahlstedt. Cette chercheuse avait fondé son hypothèse sur l’observation selon laquelle dans certaines familles où cohabitent deux langues, des enfants développent un bilinguisme quasi-équilibré tandis que d’autres ont une dominance d’une langue, et enfin une troisième catégorie peine à acquérir l’une d’entre elle.

Les troubles dys sont-ils plus fréquents chez le bilingue ?
Ce sont plutôt les suspicions hâtives de troubles dys qui sévissent chez ces enfants de la part de médecins, psychologues ou orthophonistes non formés à interpréter les atypies typiques des enfants bilingues, qu’elles soient langagières ou des apprentissages. Mes collègues me sollicitent fréquemment pour lever ou confirmer un doute sur une dysphagie, dyslexie, dysorthographie ou dyscalculie.

Rappelons que l’on nomme ainsi certaines perturbations spécifiques du langage oral ou écrit associées à des troubles de certaines fonctions cérébrales permettant l’acquisition et l’utilisation du langage (mémoire, attention, concentration, structuration temporo-spatiale, capacités de logique, d’abstraction, de généralisation…). Or, dire qu’elles sont spécifiques, signifie qu’elles ne sont pas secondaires à une maladie, ni à un accident, ni même à un contexte de vie tel que la bilingualité.

Ces troubles peuvent effectivement survenir chez un enfant bilingue, et ils seraient alors survenus identiquement chez le même enfant s’il était monolingue.
De plus, selon le type de bilinguisme, les symptômes du trouble ne se manifesteront pas de la même manière dans une langue ou dans l’autre.
Par exemple, chez un bilingue simultané dyslexique, une lenteur et une fatigabilité à l’effort de lecture seront théoriquement autant éprouvés dans les deux langues. En revanche, chez un bilingue consécutif dyslexique, ces symptômes seront plus ressentis dans la L2 que dans la L1, du fait d’un effort de traduction qui constitue une addition de travail. Et ce sera encore plus observé chez le bilingue tardif.

Ainsi on peut considérer que chez le bilingue simultané, l’effet d’un trouble dys est le même que chez un monolingue car il a les mêmes caractéristiques dans tous les codes employés pour le langage. En cela, il diffère des autres catégories de bilinguisme.

Docteur Franck Scola

Docteur Franck Scola
Médecin des expatriés
Coordonnateur du comité scientifique de Be-Rise